Le Canada, joueur inattendu (partie 2 d’Une histoire canadienne du jeu vidéo)

 

 

Texte par Antoine Clerc-Renaud, historien du jeu vidéo et journaliste à Jeux.ca.

Au tournant des années 80, les esprits de nombreux Canadiens fourmillent d’idées de jeux vidéo, que ce soient des logiciels de divertissement directement ou des accessoires. En 1982, la société québécoise Logidisque édite et commercialise le tout premier jeu vidéo canadien. Il s’agit de Têtards, un jeu de réflexion créé par les deux étudiants de secondaire Marc-Antoine Parent et Vincent Côté sur Apple II. Logidisque est créée en 1981 par Louis-Philippe Hébert, célèbre intellectuel, romancier et poète québécois[1]. Très vite, il  remarque les progrès de l’informatique et à quel point cette dernière va devenir incontournable et changer la vie des écrivains, au grand dam de nombre de ses confrères. C’est ainsi qu’il lance Logidisque et des jeux comme Têtards ou encore Mimi la fourmi et toute une gamme de programmes ludo-éducatifs qui seront édités et adaptés dans le monde entier.

Sur la côte ouest à la même année, ce sont deux autres jeunes gens, Don Mattrick et Jeff Sember (17 ans tous deux), qui créent un jeu qui aura l’effet d’une petite bombe dans le milieu : Evolution. On y joue un organisme qui évolue du statut de cellule à un humain sur deux pattes. Édité en 1983 par Sydney Development Corporation, Evolution connaît tout de suite le succès, le logiciel s’écoulant à plus de 400 000 exemplaires en Amérique du Nord. Pour comparer, c’est 100 000 copies de plus que The Bard’s Tale pourtant sorti deux ans plus tard. Dans tous les cas, cette performance permet au binôme de s’acheter « des voitures de sport et surtout de financer leurs études à l’université », dira Don Mattrick lors d’une émission diffusée sur CBC[2]. Pendant la production, les deux jeunes s’associent et fondent Distinctive Software à Burnaby, dont Mattrick reprendra les rênes lors du départ de Sember en 1986. Le studio continuera sur sa lancée et créera des jeux iconiques comme Test Drive jusqu’à se faire racheter par Electronic Arts en 1991. Ils sont maintenant responsables de la majorité des jeux de sport de l’éditeur, de FIFA à NHL. Quant à Don Mattrick, il poursuivra sa fructueuse carrière dans l’industrie notamment à Electronic Arts, mais surtout Microsoft dont il sera la tête pensante de la branche jeu vidéo de Microsoft de 2010 à son départ de l’entreprise en juillet 2013, après l’annonce catastrophique de la Xbox One[3].

Pendant ce temps à quelque 4300 kilomètres de là, deux autres programmeurs conçoivent un autre jeu qui restera dans les annales et qui sera publié par les pionniers de Sierra On-Line[4]. BC’s Quest for Tires est un jeu de plateforme dans lequel on dirige un homme préhistorique juché sur un monocycle à la recherche de sa petite amie. Créé par un tout jeune studio d’Ottawa, Artech Studios, fondé par les deux développeurs Rick Banks et Paul Butler, ce jeu loué, entre autres, pour son animation soignée connaîtra une suite qui aura tout autant de succès et marquera les esprits.

Enfin, en 1984, un troisième et dernier jeu canadien va laisser son empreinte dans l’histoire du jeu vidéo : Boulder Dash. Conçu par deux Ontariens, Peter Liepa et Chris Gray, ce jeu de plateforme/réflexion vous met dans la peau d’un chasseur de trésor qui doit ramasser son butin tout en évitant les pièges de chaque tableau. Le jeu des deux compères aura tellement de succès qu’il sera adapté sur toutes les plateformes connues et imaginables, jusqu’en 2021 avec une version PC/Mac conçue par Peter Liepa lui-même[5] !

Aucun doute, l’industrie du jeu vidéo se porte très bien au Canada au début des années 80 et le crash d’Atari ne l’affecte que très peu, la majorité de ces entreprises produisant leurs jeux pour les micro-ordinateurs de l’époque. Et ce n’est que le début.

L’aventure du multimédia en terre québécoise

Retour au Québec où en 1986, un cinéaste et homme d’affaires du nom de Daniel Langlois voit également le potentiel non seulement de l’informatique mais également de la 3D et des images de synthèse. C’est ce qui le pousse à fonder Softimage, en compagnie de Richard Mercille et Laurent Lauzon, une société qui produira le logiciel éponyme pour créer des séquences plus vraies que nature en tirant parti de la puissance de calcul des ordinateurs[6]. C’est notamment dans le cinéma que ce logiciel sera utilisé jusqu’à permettre à des équipes, comme celle d’Industrial Light & Magic[7], de recevoir des Oscars pour leurs effets spéciaux. Ce sera le cas de Terminator 2 en 1992[8]et Jurassic Park en 1993[9]. Mais les jeux vidéo ne sont pas en reste pour autant. Avec l’émergence de la 3D et l’arrivée de consoles qui peuvent en tirer parti, Softimage sera, par exemple, désigné comme logiciel de 3D officiel pour la Saturn de SEGA[10]. Les développeurs japonais sont particulièrement friands de ce logiciel qui permet de développer des éléments 3D rapidement. C’est pour cette raison, parmi d’autres, qu’on le retrouve dans la liste des logiciels qui ont permis la création de jeux vidéo comme The Legend of Zelda Ocarina of Time de Nintendo, Resident Evil de Capcom, ou encore Silent Hill de Konami. 1986 marque aussi, en France, la naissance d’une petite entreprise qui sera amenée à faire de grandes choses au Canada : Ubisoft. Quant à Softimage, l’entreprise sera rachetée pour 130 millions de dollars par Microsoft en 1994[11] avant de passer aux mains d’Avid Technology en 1998 puis d’Autodesk en 2008.

En 1987, les sirènes de l’informatique attirent cette fois l’attention d’un professeur de musique et accessoirement vice-doyen du département de musique de l’Université Laval, Martin Prével. Ce dernier fonde Ad Lib le pionnier des cartes son pour ordinateur. Les machines de l’époque ne sont, en effet, pas équipés pour sortir des sons autres que les «bip» et «bop» caractéristiques. Mais Martin Prével se dit que l’on peut faire mieux. C’est ainsi qu’il développe la toute première carte son de même que la première norme audio que tous les éditeurs reprendront par la suite. Les joueurs vétérans se rappelleront avec nostalgie de la carte son AdLib Gold qui offrait des musiques et bruitages non pas symphoniques mais tout de même de très bonne qualité[12].

Malheureusement, après quelques années de bons et loyaux services, les cartes-son deviennent désuètes. En cause, les ordinateurs qui sont désormais équipés de cartes son par défaut grâce, entre autres, à la fameuse loi de Moore[13] (co-fondateur d’Intel) qui veut que la puissance des ordinateurs aillent de concert avec la baisse de prix des composants. Ad Lib ferme ses portes en 1992.

Bien que ces deux firmes ne fassent pas du jeu vidéo à proprement parler, dans le sens où elles ne développent pas et ne créent pas les règles et ni ne les programment, leur présence est inestimable. Elle permet de consolider l’assise du Québec dans le domaine du multimédia, « buzz word » des années 80 et 90 s’il en est. De plus, et comme le dit Jason Della Rocca dans un article publié dans la revue The Journal of Canadian Game Studies en 2012[14] : « Beaucoup créditent l’arrivée d’Ubisoft (en 1997 NDLA) pour avoir lancé la scène du développement de jeu vidéo à Montréal (…) Cependant il est facile d’oublier que la ville (de même que Québec) fourmillait de studios indépendants. Le fait que Montréal (et le Québec dans une plus large mesure NDLA) ne soit pas une page blanche (en ce qui concerne la création numérique NDLA) échappent aux économistes et aux politiciens qui tentent de recréer un effet de grappe similaire dans leur ville ou leur pays. (…) L’existence préalable d’un écosystème est essentiel. »


Notes et références

[1] https://lphecrivain.com/laventure-informatique/

[2] https://www.cbc.ca/archives/entry/video-games-video-kids-strike-it-rich

[3] https://www.theverge.com/2013/7/2/4486278/don-mattrick-microsoft-exit-major-reorg-rumor

[4] Williams, Ken (2020). Not All Fairy Tales Have Happy Endings.

[5] https://www.boulder-dash.com/deluxe/

[6] https://inspirationtuts.com/the-history-of-softimage/

[7] Créée par George Lucas en 1975, ILM est rapidement devenu un leader des effets spéciaux travaillant sur les plus grands projets comme La Guerre des Étoiles, Retour vers le Futur, ou Harry Potter.

[8] https://www.youtube.com/watch?v=YSBl0iXcIqE

[9] https://www.youtube.com/watch?v=bXZqQl\_rNoo

[10] https://archive.org/details/ElectronicGamingMonthly\_68/page/n87/mode/2up

[11] https://www.nytimes.com/1994/02/15/business/company-news-an-acquisition-by-microsoft.html

[12] https://jpmartel.quebec/tag/ad-lib/

[13] https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/informatique-loi-moore-2447/

[14] https://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/126

[16] Clerc-Renaud, Antoine (septembre 2016). Coleco The Official Book. Interviews. Page 204. BooQC Publishing.