Des années 1980 à aujourd’hui, de bouleversements en bouleversements (partie 3 d’Une histoire canadienne du jeu vidéo)

 

 

Texte par Antoine Clerc-Renaud, historien du jeu vidéo et journaliste à Jeux.ca.

Nouvelle décennie, nouveaux défis

Fondé en 1986 par la fratrie bretonne Guillemot, Ubisoft rejoint le Canada d’une façon inattendue. Comme l’explique le magazine remis aux employés d’Ubisoft Montréal en 2012 pour les 15 ans de l’entreprise[1], on doit la venue de l’éditeur français à un lobbyiste, Sylvain Vaugeois. Ce dernier, constatant l’augmentation du taux de chômage suite à la fermeture d’entreprises, notamment dans les secteurs du textile et de la manufacture, souhaite renverser la tendance. C’est à ce moment qu’il entend parler d’Ubisoft, qui vient de réussir son entrée en bourse et cherche à s’agrandir. Voilà un parfait client pour améliorer la situation au Québec. Pour arriver à ses fins, il met sur pied le Plan Mercure : parmi les promesses faites à Ubisoft, il y a celle que le gouvernement provincial (alors aux mains du Parti Québécois de Lucien Bouchard[2]) financera les salaires de chaque employé à hauteur de 25 000 $ pour une période de cinq ans. M. Vaugeois fait part de son plan au gouvernement mais ce dernier refuse, prétextant un mauvais usage des fonds publics.

Si Ubisoft Montréal est loin d’être le premier studio au pays ou même dans la province, son arrivée va stimuler l’écosystème d’une manière sans précédent. Les crédits d’impôts et autres subventions pèsent en effet dans la balance[10], mais c’est avant tout la qualité de vie tant vantée du Canada et les deux langues officielles qui facilitent les rapprochements[11]. La Belle Province va en effet voir s’y installer tour à tour des studios parmi les plus grands avec, entre autres, Electronic Arts Montréal (2004)[12], Eidos Montréal (2007)[13], Warner Bros. Games Montréal (2010)[14], Larian Québec (2015)[15], Gearbox Québec (2017)[16], Dontnod Montréal (2020)[17] ou encore TiMi Montréal (2021)[18]. Pour certains d’entre eux, le Québec était en lice avec d’autres endroits, alors que pour d’autres, la province canadienne apparaissait comme une évidence. « La création ne se fait pas dans le désert, elle se nourrit de cette énergie, de ce tourbillon urbain qui nous entoure » disait Martin Carrier, ex-président de Warner Bros. Games Montréal à l’occasion de la sortie de Batman Arkham City: Armored Edition, le premier jeu entièrement développé par le studio montréalais[19].

Des prestataires essentiels à l’écosystème

Quand on pense aux métiers du jeu vidéo, on a tendance à se focaliser sur les métiers de pré-production et de production : concepteurs de jeu, concepteurs de niveaux, graphistes 2D et 3D, directeurs créatifs, producteurs, réalisateurs, etc… On en oublierait presque toutes les professions connexes qui permettent à de nombreuses entreprises d’exister.

En 2001, Emmanuel Viau, fondateur d’Ère Informatique, l’un des premiers éditeurs de jeux vidéo en France, s’installe au Québec et tombe amoureux de la province. Ce « serial entrepreneur » venu prêter main forte à un studio situé à Sainte-Adèle, dans les Laurentides, voit une nouvelle opportunité s’offrir à lui. La présence de nombreux studios dans la province signifie que de nombreux jeux doivent subir un contrôle qualité strict et dans différentes langues pour différents marchés. Ainsi sont nés les Laboratoires de tests Enzymes[26], suivis par d’autres entreprises du même type. Ces prestataires rencontreront d’ailleurs un tels succès qu’ils finiront par être rachetés par Keywords[27], une entreprise internationale de services dans l’industrie du jeu vidéo.

Entre complexification et simplification : la démocratisation des jeux

Les premiers jeux d’aventure, dans les années 1980, sont uniquement textuels, à l’image de Zork[38] ou de Mystery House[39]. Avec l’apparition de la souris et des interfaces graphiques sur ordinateurs, allant de pair avec des machines plus abordables pour le grand public, les jeux en profitent pour rendre leur navigation plus simple. On voit apparaître des icônes quasi universelles pour représenter différentes actions – une bulle pour parler, une main pour prendre, etc. – rendant ainsi le jeu en question plus accessible[40].

Mais le jeu vidéo ne s’est jamais autant démocratisé que depuis l’apparition du jeu mobile. Bien que les jeux vidéo sur téléphone cellulaire existent depuis des années, c’est l’arrivée des téléphones intelligents qui fait toute la différence. En effet, si des téléphones faisaient office de console de jeu comme la N-GAGE de Nokia[42], ils ciblaient un public particulier et n’étaient compatibles avec aucun autre appareil concurrent limitant ainsi les ventes potentielles pour les développeurs. L’arrivée de l’iPhone et l’ouverture de l’App Store aux développeurs tiers[43] ainsi que l’apparition d’Android, adopté par les fabricants[44] les plus importants (comme Samsung ou LG), permettent aux créateurs de bénéficier d’un marché bien plus large. De plus, la démocratisation des écrans tactiles a forcé ces derniers à penser à de nouvelles façons de jouer, plus simples qu’avec une manette ou la sacro-sainte combinaison clavier/souris. 

Les années 2000 voient aussi apparaître la réalité virtuelle[49], de plus en plus au point à mesure que les composants se miniaturisent et baissent de prix. À nouveau, les talentueux développeurs du Québec savent tirer parti de ces appareils, qui prennent la forme d’un casque, pour concevoir des expériences dans le domaine du jeu, mais pas seulement. Si la province compte des spécialistes des jeux en réalité virtuelle, comme Minority Media ou iLLOGIKA, nombre d’autres se servent différemment de cette technologie. Citons par exemple Felix & Paul qui a récemment réalisé une captation de plus de 200 heures de la Station Spatiale Internationale, contenu qui est utilisé, en partie, dans l’expérience L’INFINI[50] du Centre Phi, autre pionnier dans l’utilisation de la réalité virtuelle.

Pour finir, si la pandémie a fait beaucoup de mal à bien des secteurs, l’industrie du jeu vidéo, elle, ne s’est jamais aussi bien portée[53]. Les consignes d’isolement et autres confinements se sont traduits par une explosion des ventes de jeux, que ce soit sur mobiles, consoles ou ordinateurs. Cet épisode aura permis de se rendre compte de l’attrait que suscite le jeu vidéo lorsqu’il s’agit de se divertir à son domicile.

Concluons en disant que le Canada a, et aura encore pendant longtemps, une carte à jouer dans ce secteur, surtout au Québec, où la qualité de vie attire de plus en plus de talents. L’histoire du jeu vidéo est toujours en train de s’écrire sans qu’aucune fin ne soit en vue, pour le meilleur.


Notes et références

[1] Ub15oft par Urbania 2012

[2] http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/3720.html

[3] https://www.lapresse.ca/techno/jeux-video/201811/06/01-5203207-les-jeux-video-un-legs-de-bernard-landry.php

[4] https://www.mobygames.com/game/lauras-happy-adventures

[5] https://www.unseen64.net/2015/09/21/tonic-adventure-tonic-trouble-2-cancelled-concept/

[6] https://www.liberation.fr/ecrans/2008/03/21/tom-clancy-se-livre-a-ubisoft_956764/

[7] Créé par Jordan Mechner en 1989, Prince of Persia se distinguait par son animation exemplaire basée sur la rotoscopie, soit une transposition presque fidèle de mouvements filmés (en l’occurrence, le frère de Mechner).

[8] https://web.archive.org/web/20130327034149/http://www.edge-online.com/features/the-making-of-assassins-creed/

[9] https://www.gamasutra.com/view/feature/131700/interview_with_toby_gard.php

[10] https://cgameawards.ca/why-is-canada-so-attractive-to-game-developers/

[11] https://cgameawards.ca/why-is-canada-so-attractive-to-game-developers/

[12] https://www.ledevoir.com/societe/science/50121/electronic-arts-ouvre-son-studio-montrealais

[13] https://www.ledevoir.com/economie/131345/jeu-video-eidos-s-installe-a-montreal

[14] https://www.directioninformatique.com/martin-carrier-a-la-tete-de-wb-games-montreal/10850

[15] https://www.lesaffaires.com/secteurs-d-activite/general/le-developpeur-de-jeux-video-larian-studios-s-etablit-a-quebec/577481

[16] https://jeux.ca/jeux-video/borderlands-3-notre-entrevue-exclusive-avec-gearbox-quebec/

[17] https://jeux.ca/jeux-video/dontnod-ouvre-un-studio-a-montreal/

[18] https://jeux.ca/jeux-video/timi-montreal-le-groupe-tencent-ouvre-un-nouveau-studio-aaa/

[19] https://www.lapresse.ca/actualites/regional/personnalites-la-presse/201212/03/01-4600219-martin-carrier.php

[20] https://jeux.ca/jeux-video/les-developpeurs-independants-quebecois-face-au-covid-19/

[21] https://journalmetro.com/societe/techno/2572655/tribute-games-inaugure-son-nouveau-departement-dedition/

[22] https://www.cbc.ca/news/entertainment/e3-we-happy-few-compulsion-games-1.3643976

[23] https://sidequest.zone/2017/11/07/boyfriend-dungeon-an-interview-with-tanya-x-short-from-kitfox-games/

[24] https://community.stadia.com/t5/Stadia-Community-Blog/Interview-with-Thunder-Lotus-on-Spiritfarer-coming-soon-on/ba-p/27409

[25] Entertainment Software Association of Canada; Nordicity (2019), The Canadian Video Game Industry 2019

[26] Clerc-Renaud, Antoine (2011). Interview Emmanuel Viau. D’Ere Informatique à Enzyme Testing Labs.

[27] https://www.topolocal.ca/2016/11/17/enzyme-vendu-a-keywords-studios/

[28] https://www.lahaciendacreative.com

[29] https://www.tvanouvelles.ca/2013/11/11/game-on-audio–lexperience-sonore-au-service-du-jeu

[30] https://jeux.ca/jeux-video/turbulent-vers-linfini-et-plus-loin-encore-avec-un-nouveau-studio-a-montreal/

[31] https://www.gamasutra.com/view/news/346830/Outsourcing_studio_Pole_to_Win_expands_with_Montreal_office.php

[32] https://www.nytimes.com/1993/07/18/books/hey-it-s-more-than-a-game.html

[33] https://womeningamesfrance.org/industrie/

[34] Williams, Ken (2020). Not All Fairy Tales Have Happy Endings.

[35] https://www.jeuxvideo.com/news/2013/00065474-jade-raymond-une-femme-qui-a-reussi-dans-le-jeu-video-rencontre.htm

[36] https://www.gamereactor.eu/jade-raymond-opens-ea-motive-studios-works-on-star-wars/

[37] https://jeux.ca/jeux-video/google-presente-stadia-le-netflix-du-gaming/

[38] Zork est un jeu d’aventure textuel d’Infocom dans lequel l’écran n’affiche que du texte et en tant que joueur on doit taper les mots sur clavier pour pouvoir avancer et dérouler l’intrigue.

[39] Mystery House est le premier jeu d’aventure avec une interface graphique mais les contrôles restent les mêmes que ses prédécesseurs à savoir taper des mots sur le clavier pour indiquer ce qu’on veut faire. Il a été conçu par Roberta Williams et son mari, Ken juste après avoir fondé Sierra On-Line.

[40] https://cs.calvin.edu/activities/books/rit/chapter2/user/software/os/gui.htm

[41] https://vagrantcursor.files.wordpress.com/2014/07/extending-experiences-book-chapter.pdf

[42] Le N-GAGE était une console de jeu hybride de Nokia qui faisait office de téléphone cellulaire. Cependant, pour téléphoner les utilisateurs devaient positionner l’appareil sur la tranche. Pas très pratique…

[43] https://www.cultofmac.com/491792/app-store-virtual-doors/

[44] http://www.openhandsetalliance.com/press_110507.html

[45] Les « hardcore gamers » ou encore « core gamers » sont une frange de joueurs, minoritaires, qui jouent plusieurs dizaines d’heures par semaine et consacrent la majeure partie de leur argent à leur passe-temps.

[46] https://jeux.ca/jeux-video/les-dinosaures-envahissent-la-ville-dans-jurassic-world-alive/

[47] https://www.ludia.com

[48] https://www.gameloft.com/gameloft-studios/montreal

[49] https://www.theguardian.com/technology/2016/nov/10/virtual-reality-guide-headsets-apps-games-vr

[50] https://phi.ca/fr/studio/projets/infini-montreal/?gclid=CjwKCAjwruSHBhAtEiwA_qCppohG-lQ5tcgAATLrzweCdRz5mOCNpszhzzIjDwXcO4zXZCk6Volq_hoCUNIQAvD_BwE

[51] https://jeux.ca/jeux-video/developper-des-jeux-video-aaa-au-quebec-en-periode-de-pandemie/

[52] https://jeux.ca/jeux-video/developper-des-jeux-video-aaa-au-quebec-en-periode-de-pandemie/

[53] https://jeux.ca/jeux-video/developper-des-jeux-video-aaa-au-quebec-en-periode-de-pandemie/

[54] https://jeux.ca/jeux-video/comment-la-pandemie-change-les-habitudes-de-jeu/